Sur les murs se succèdent, en une frise au rythme régulier, des visages semblables et pourtant distincts, en ce sens qu’ils offrent une variété de nuances qu’il tient à nous, visiteurs, de déceler. Le cadre est resserré, au plus près du haut du corps. C’est un sentiment de malaise qui nous assaille devant ces vues d’épouvante. Une “inquiétante étrangeté” qui confère à l’angoisse. La bouche aux lèvres charnues est figée en une expression d’extase, de soupir ou de râle. Ambiguïté que l’on retrouve jusque dans le titre de l’exposition, “La petite morsure”, qui évoque le supplice délicieux de l’orgasme. Les yeux sont clos. Les lèvres forment un hurlement sans bruit. Bruit qui déchire l’espace pictural et s’offre dans une forme d’impudeur. C’est avec étonnement que l’on apprend qu’il s’agit d’autoportraits. Rien, pourtant, dans la physionomie de cet homme quadragénaire, chauve et bedonnant, ne laisse pressentir la silhouette longiligne et androgyne d’Arthur Lemonier, tout juste âgé de 26 ans. Mais c’est bel et bien lui-même qu’il capture dans une quête de recherche qui le pousse à se saisir de l’outil photographique pour être au plus près du réel. Dans d’autres tableaux, ce sont ses proches qu’il a photographiés, en leur intimant de fixer le soleil, de se laisser pénétrer par l’aveuglement de la lumière pour saisir le point de bascule et d’équilibre parfait entre plaisir et incommodité.
Dans Consolation (2024), la figure, toujours, apparaît repoussante par cette peau luisante, ces ailes du nez et ce dessus de bouche léchés par la lueur du jour. Pour Spasme I (2024) et Fibre qui suinte II (2024), un vert acide et un mauve sourd sont employés pour des personnages caressés d’un rai de lumière jaune. On ignore s’il est question d’un visage ensommeillé ou déformé par la brûlure d’une souffrance physique. Pour La porter dans ses yeux (2024), c’est l’effroi qui semble prédominer. Dans Fléchir (2024), la monture des lunettes relevée au-dessus des paupières et la tête emportée vers l’arrière peuvent évoquer L’Extase de sainte Thérèse (1645-1652), sculpture en marbre du Bernin. Avec Inrito I (2024), c’est un regard franc, sensuel et embrasé par le désir, la peau pareille à de la lave en fusion, rehaussée de rouge. L’artiste en reprend précisément la même intention pour une variante, Inrito II (2024). Ici, dans une tonalité de verts nocturnes et ombrageux. Sans équivoque, Arthur Lemonier entend maintenir une ambiguïté visuelle par cette fluidité des genres qui bouscule les préconçus d’une société encore trop normée. Du modèle, on ignore tout : son identité, son âge et son genre. Tout élément significatif a été occulté, des cheveux jusqu’aux sourcils, les toiles peintes en bleu et en rose pour se jouer de la symbolique des couleurs.
Dans ces petits formats, exécutés par instinct et avec une technique appréhendée en autodidacte, on observe le tracé du pinceau, le sillon de la couleur apposée sur le châssis, quelques touches lumineuses pour instaurer du contraste. Parmi les influences convoquées : le Portrait de la journaliste Sylvia von Harden (1926) d’Otto Dix pour le trouble dans le genre, Colleen Barry pour le travail de la couleur et Chloe Wise pour le goût de la physionomie humaine. Apprise sur le tard, dans la langueur du premier confinement, la peinture offre à Arthur Lemonier un nouveau terrain d’expérimentations après le milieu de la mode qu’il a d’abord côtoyé. Gageons que ce jeune artiste, dont les toiles ont déjà trouvé des collectionneurs séduits, se voit offrir de nombreux projets d’expositions à venir. "
Exposition “La petite morsure” by Arthur Lemonier
Jusqu’au 18 septembre 2024 at Ketabi Bourdet
22, passage Dauphine – 75006 Paris
ketabibourdet.com