EN DIRECT / EXPOSITION LAZY EYE DE JULIEN SAUDUBRAY, JUSQU’AU 22 JANVIER 2022, KETABI PROJECTS, PARIS
Ketabi Projects présente la première exposition de l’artiste Julien Saudubray dans les murs de sa nouvelle galerie, située dans le quartier de Saint-Germain des Prés. Cette exposition marque à la fois le début de la collaboration entre l’artiste et la galerie et l’ouverture de Ketabi Projects vers d’autres scènes artistiques, en l’occurrence la Belgique.
Né en 1985 et diplômé de l’Ecole des Beaux-arts de Paris, Julien Saudubray vit en effet à Bruxelles où il se consacre à la peinture, selon un processus de travail qui neutralise tout débordement d’intention et laisse la matière décider de son sort. A travers un ensemble de peintures de divers formats, de dessins au pastel et à l’huile de lin et de petites sculptures en bois, l’exposition « Lazy Eye » témoigne du paradoxe heureux de ce parti pris : non loin de nier la dimension sensible, esthétique de la peinture, le geste humble, répétitif et machinal de l’artiste en révèle toute l’autonomie.
Dans les oeuvres de Julien Saudubray, la matière picturale s’épanouit en effet dans un cadre protocolaire réduit à des actions simples, indifférentes, qui s’avèrent rendre possible une infinité de réactions et de nuances – cette puissance de séduction de la peinture que l’artiste assume pleinement. Ce travail intervient après de multiples confrontations aux différentes écoles stylistiques, l’abstraction, la figuration, la peinture/objet, dont il opère une forme de synthèse. Attaché à ce que la peinture « reste une affaire de peinture », Julien Saudubray exécute dorénavant ses oeuvres couche par couche, de gauche à droite, une technique rendue possible par la dilution des pigments à l’essence térébenthine qui apporte un effet de transparence et d’aquosité d’une grande subtilité. Pourtant ce balayage méthodique n’est pas sans rappeler les buses d’imprimante, soit l’outil de remplissage désincarné par excellence, l’artiste réduisant d’ailleurs fréquemment sa palette à ses trois couleurs primaires, « CMJ ». En résultent des champs colorés, délavés et animés de l’intérieur qui rompent avec un fond toujours mat, pourtant travaillé selon ce même principe d’addition, auquel il a recours depuis 2017.
« J’oscille à chaque coup de pinceau entre l’extase et l’ennui, m’observant peindre comme une machine absurde programmée sur une formule beckettienne : ‘Rater encore, rater mieux’ ». Cet adage revient souvent dans les propos de Julien Saudubray qui ancre sa pratique dans une démarche dialectique : avec le recul de l’objectivité, il laisse la peinture advenir y compris de ses propres impasses, celles induites par la répulsion des éléments ou l’annulation des gestes entre eux. Parfois, des traces indélébiles, des coulures invasives ou une mauvaise adhérence de la couleur pourraient compromettre l’oeuvre, dont l’avènement repose toujours sur un délicat équilibre. A l’inverse, il n’est pas rare de deviner des formes, lointaines résurgences figuratives ou purs fruits du hasard dans ces trainées lumineuses qui constituent la colonne vertébrale de ces toiles. De fait, l’apparition puis la répétition et enfin l’épuisement d’un motif fonctionnent toujours en synergie avec cette part d’indépendance de la peinture, qui échappe au bon vouloir de l’artiste. C’est pourquoi chaque forme récurrente dans l’oeuvre de Julien Saudubray a quelque chose de primitif, d’évident, et non de raisonné – aux antipodes du dessin. L’oeil, qui donne son titre à l’exposition, est ici omniprésent à travers cette forme ovale qui vient d’une abstraction géométrique à peine consciente. Dans les travaux antérieurs de l’artiste, c’était une arche, sommaire, radicale, monolithique qui s’était imposée à lui au point d’envahir l’espace pictural. La vision, à laquelle est refusée toute perspective, est d’ailleurs particulièrement en jeu dans ces oeuvres récentes et subit une forme de diffraction rappelant le Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp.
Les oeuvres sur papier, bien qu’indépendantes, procèdent d’un traitement similaire. Elles s’autogénèrent à partir d’une intervention minimale : l’artiste crée au pastel un dessin que l’application d’huile de lin vient effacer, rendant l’image brumeuse, lointaine. Plus le papier absorbe le gras, plus il rejette toute esquisse nouvelle, au point qu’on peut y voir des oeuvres au passé, préférant à l’intelligibilité du sens une mémoire matiériste.
Les sculptures s’inscrivent quant à elles dans une continuité théorique mais également dans le prolongement physique des peintures, dont elles sont le négatif ou le contrepoint. Elles proviennent en effet des chutes de bois trainant dans l’atelier sous les tableaux en cours de production et se sont gorgées de peinture de manière tout à fait aléatoire, avant que l’artiste ne les cisèle. Reposant d’ailleurs sur leur contre-forme, elles semblent ainsi prendre leur autonomie et articuler, en trois dimensions, les éléments de son langage pictural.
De même que les yeux traversent les toiles, ces oeuvres découpent l’espace, avec un effet d’optique du fait de leur dos laissé nu qui fait vaciller leur statut d’image ou objet. Elles confirment ainsi l’inclination de l’artiste, qui a beaucoup regardé l’art roman et la sculpture minimaliste, pour les formes brutes, élémentaires, sans artifice.